Lors de l’accompagnement d’un proche malade, on est pris dans un flot d’émotions contradictoires : tristesse, colère, sentiment d’abandon, impuissance, et aussi... culpabilité. Pourquoi la culpabilité s’immisce-t-elle dans notre esprit alors que nous ne sommes pour rien dans la survenue du cancer qui touche de plein fouet un être aimé ? Nombre de proches se sentent impuissants face à la maladie de l’autre. « Il y a chez les humains une forte volonté de puissance « d’ordonner » ce qui les entoure, explique Martine Teillac1, psychologue et psychanalyste. Or, lorsqu’on est confronté à la maladie grave, on perd le contrôle et on est dans un grand dénuement ». C’est ce sentiment d’impuissance qui génère de la colère (contre soi ou contre l’autre), et qui fait le lit de la culpabilité. Ainsi, certains proches s’en veulent d’être en bonne santé, débordants d’énergie, et séduisants, alors que le malade, lui, est fatigué et anxieux, qu’il a une petite mine et une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Il y a deux ans, Béatrice apprend que sa sœur souffre d’un cancer du sein. Elle passe une semaine à ses côtés lors de chaque chimiothérapie, ce qui n’est pas simple car 800 km séparent les deux sœurs : « Elle a du être hospitalisée et je n’ai pas pu être présente. Alors j’ai culpabilisé. Lors de sa première chimio, je m’en suis aussi voulu d’avoir une jolie chevelure, d’être bien coiffée, alors que sa hantise à elle était de perdre ses cheveux. Je me suis même demandée si je n’allais pas me raser la tête pour l’aider à traverser cette épreuve ». « Les proches ont souvent envie, par compassion, d’endosser le masque de la douleur du malade, pour qu’il aille mieux, remarque Martine Teillac. Mais ce n’est pas en s’autoflagellant que l’on aide l’autre, bien au contraire ! »
Une culpabilité parfois inconsciente
Le sentiment de culpabilité des proches provient souvent de l’ambivalence propre à la relation d’aide.
D’un côté, ils ont envie de soutenir au maximum l’être aimé et de l’autre, ils lui en veulent un peu de leur infliger cette douloureuse épreuve, même s’ils n’en sont pas toujours conscients. Anne-Laure Sedda, psycho-oncologue au centre Oscar Lambret, à Lille, confirme cette ambivalence: « Certains accompagnants disent "Hier, je n’avais pas envie d’aller le voir à l’hôpital car je suis fatiguée et je ne supporte plus de le voir ainsi. De toute façon, quand je passe l’après-midi dans sa chambre, il dort tout le temps". Puis, ils s’en veulent d’avoir eu ces pensées ». Mais la culpabilité avance parfois masquée et se traduit par des comportements d’hyperprotection ou de rejet envers le malade, des paroles agressives... Ainsi, le proche peut être tiraillé entre compassion et colère. Virginie, 50 ans, dont le mari de 52 ans a subi une ablation de la prostate qui a entraîné une impuissance sexuelle, témoigne: « Avec l’aide de certains médicaments, nous parvenons à avoir des rapports sexuels, mais Alex me dit que cela n’a rien à voir avec le ressenti qu’il avait avant la maladie. Je sais qu’il souffre beaucoup, qu’il a perdu sa dignité d’homme. Mais il est très colérique avec moi. Alors je lui dis stop quand il va trop loin. Je me mets aussi en colère. Je lui rappelle qu’on a beaucoup de chance d’être en vie. Après- coup, je m’en veux de lui avoir fait un peu de mal ». Virginie se rend bien compte qu’elle est obligée de poser des limites à son mari ce qui rend la communication conflictuelle : « Peut-être qu’Alexandre pourrait envisager qu’il y a mille et une façons de faire l’amour à une femme et de lui donner du plaisir. Il y a là l’occasion d’un véritable échange pour amener la sexualité sur un autre terrain », précise Martine Teillac. Et sans doute de faire taire les sentiments de colère et de culpabilité qui torpillent l’harmonie du couple.
Un sentiment qui sape l’estime de soi
Lorsque le malade est en fin de vie, certains proches à bout de souffle s’entendent dire : « Je n’en peux plus, j’ai hâte que tout cela s’arrête ». Des pensées qui engendrent inévitablement de la culpabilité. De leur côté, certains malades exacerbent-ils la culpabilité de leur entourage par des remarques assassines ? Oui, disent en choeur les psys ! Exemple : « Ah pendant que tu n’étais pas là, tu ne peux savoir par où je suis passé ! ».
Si le malade n’est pas toujours conscient d’avoir été un peu cruel, il arrive aussi qu’il joue volontairement avec le sentiment de culpabilité de l’autre. Pour que l’autre passe plus de temps avec lui, qu’il lui manifeste plus d’affection... Et parfois, hélas, pour régler ses comptes avec lui. En fait, cette nouvelle relation à l’autre est souvent le reflet de ce qu’elle était avant la survenue de la maladie. Certains conflits conjugaux sont mis en sourdine puisque la priorité du couple est de lutter ensemble contre le cancer. « Mais en profondeur, c’est la guerre froide qui prend le relais, dans un pénible mélange de rancœur et de culpabilité qui mine tout accompagnement », souligne le Dr Christophe Fauré2, psychiatre. « Et plus on culpabilise, plus on élabore des scénarios plus ou moins délirants, ajoute Martine Teillac. Et l’on finit par se dire que l’on ne vaut plus rien...». Et pourtant, on n’est pas coupable des émotions et des sentiments négatifs que l’on éprouve lorsqu’on accompagne un malade. Quand on parvient à cette prise de conscience, on commence à se délester de cette culpabilité qui nous ronge, et qui rend nos relations aux autres si douloureuses. Sans oublier qu’un brin de compassion envers soi-même allège aussi ce lourd fardeau. Christine Angiolini
1 Auteure de Vaincre sa culpabilité, éditions du Toucan.
2 Auteur de Vivre ensemble la maladie d’un proche, éditions Albin Michel.